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A la ligne, de Joseph Ponthus (Extrait 5/8)

Autant de cuves que de déchets
Des morceaux que je ne parviens pas à identifier
Les mâchoires 
Les cornes
Les pieds avant 
Les pieds arrière
Parfois des oreilles douces et poilues avec encore
l'anneau d'identification de l'animal 
D'autres parties du corps dégoulinantes que je 
préfère ne pas savoir mais qui sont du ruminant 
Sans doute les différentes panses 
Et les mamelles

Il faut nettoyer avec vitesse et application 
l'intérieur de tous les tuyaux dédiés avec le jet puis 
je passe la mousse qui lave puis je repasse le jet 
pour rincer

Les murs
Les sols

Parfois des déchets qui étaient bloqués dans les 
tuyaux tombent sous l'effet du jet
C'est alors une avalanche de tous les trucs 
susmentionnés qui dégringole
Et ça fait des gros shploooourk
Et ça fait des gros splaaaaaaaash
Gaffe à ne pas être sous le tuyau quand des sabots 
tombent
Les cornes sont comme autant de gros osselets qui
s'éparpillent sur le sol de l'usine
Et les mamelles
Les mamelles bordel
Sorte de tout petits ballons de rugby gonflés encore
tièdes du corps de l'animal juste tué
Parfois elles éclatent quand elles tombent par terre
Un liquide blanchâtre en sort
Ça pue l'amer la mort la peur de la bête abattue
C'est encore tiède
La merde je la nettoie aussi dans un atelier dédié 
J'imagine qu'au-dessus
C'est ce qu'on appelle "le piège"
Là où les bêtes sont conduites et attendent juste
avant d'y passer
Elles ont peur et elles sentent la mort qui approche
Elles chient
C'est normal
Je nettoie
C'est mon taf
Le taf que j'écoutais avec horreur à la pause la
semaine dernière
Trois nuits que je fais ça 
La première nuit a été atroce 
Mais ça va mieux

On s'habitue même si les mamelles c'est quand 
même objectivement autant dégueulasse que 
rebutant 
Et c'est encore tiède du corps de l'animal 
Et ça pue quand ça éclate
Et
Et les collègues sont gentils 
Toujours là pour filer un coup de main
Et j'ai du boulot au moins encire jusqu'à vendredi
C'est le principal
Et il paraît que l'abattoir paie bien 
On verra bien
Et puis on s'habitue
Voilà tout

Et je veux bien croire que ma guerre est jolie
Un demi-étage en dessous de la tuerie
A nettoyer la merde et les mamelles

Dans A la ligne. Feuillets d’Usine (Editions de la Table ronde, 2019), Joseph Ponthus (1978-2021) relate son expérience d’intérimaire, d’abord au sein d’une conserverie de poissons, puis d’un abattoir. Il y décrit son quotidien dans une composition en prose, dépourvue de toute ponctuation ; un style qui reflète le rythme obsédant de la chaîne.

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