Autant de cuves que de déchets Des morceaux que je ne parviens pas à identifier Les mâchoires Les cornes Les pieds avant Les pieds arrière Parfois des oreilles douces et poilues avec encore l'anneau d'identification de l'animal D'autres parties du corps dégoulinantes que je préfère ne pas savoir mais qui sont du ruminant Sans doute les différentes panses Et les mamelles Il faut nettoyer avec vitesse et application l'intérieur de tous les tuyaux dédiés avec le jet puis je passe la mousse qui lave puis je repasse le jet pour rincer Les murs Les sols Parfois des déchets qui étaient bloqués dans les tuyaux tombent sous l'effet du jet C'est alors une avalanche de tous les trucs susmentionnés qui dégringole Et ça fait des gros shploooourk Et ça fait des gros splaaaaaaaash
Gaffe à ne pas être sous le tuyau quand des sabots
tombent
Les cornes sont comme autant de gros osselets qui
s'éparpillent sur le sol de l'usine
Et les mamelles
Les mamelles bordel
Sorte de tout petits ballons de rugby gonflés encore
tièdes du corps de l'animal juste tué
Parfois elles éclatent quand elles tombent par terre
Un liquide blanchâtre en sort
Ça pue l'amer la mort la peur de la bête abattue
C'est encore tiède
La merde je la nettoie aussi dans un atelier dédié
J'imagine qu'au-dessus
C'est ce qu'on appelle "le piège"
Là où les bêtes sont conduites et attendent juste
avant d'y passer
Elles ont peur et elles sentent la mort qui approche
Elles chient
C'est normal
Je nettoie
C'est mon taf
Le taf que j'écoutais avec horreur à la pause la
semaine dernière
Trois nuits que je fais ça La première nuit a été atroce Mais ça va mieux On s'habitue même si les mamelles c'est quand même objectivement autant dégueulasse que rebutant Et c'est encore tiède du corps de l'animal Et ça pue quand ça éclate Et
Et les collègues sont gentils
Toujours là pour filer un coup de main
Et j'ai du boulot au moins encire jusqu'à vendredi
C'est le principal
Et il paraît que l'abattoir paie bien
On verra bien
Et puis on s'habitue
Voilà tout
Et je veux bien croire que ma guerre est jolie
Un demi-étage en dessous de la tuerie
A nettoyer la merde et les mamelles
Dans A la ligne. Feuillets d’Usine (Editions de la Table ronde, 2019), Joseph Ponthus (1978-2021) relate son expérience d’intérimaire, d’abord au sein d’une conserverie de poissons, puis d’un abattoir. Il y décrit son quotidien dans une composition en prose, dépourvue de toute ponctuation ; un style qui reflète le rythme obsédant de la chaîne.