"Fini pour toi
A la prochaine"
A dit le chef en fin de journée
Sans autre forme de procès
C'est pas six semaines de mission coquillages et
crustacés en commun
Bigorneaux
Bulots
Crabes royaux
Langoustes
Langoustines
Tourteaux
Qui vont changer mon statut d'intérimaire
Au bout de six semaines
Même pas sûr qu'il connaisse mon prénom
La poignée de main du matin à la nuit et son
maigre sourire de ne pas me voir manquer
A l'appel
A la pelle
Fini pour toi
Un 27 décembre
Le début aux fruits de mer
Un 14 novembre
Fini pour toi
L'embauche à minuit et demi
Les six jours sur sept travaillés
Les machines en panne dès le troisième jour de la
mission
Ce qu'on a dû inventer pour en chier à peine moins
que d'humain
Les bulots qui tombent dans les bottes plus
gênants encore que des scrupules
L'odeur qu'on ne sent plus
La fureur de dix chefs qui débarquent un 21
décembre quand la dépose de langoustes ne va pas
assez vite à leur goût
Le mystère de pourquoi ils s'en vont trois heures
plus tard tout sourire alors même que la ligne
tourne moins vite
Pendant ces trois heures la pression de cinglé le
stress absolu la sueur froide dégoulinante de vingt
yeux de chefs qui scrutent ton moindre geste
l'angoisse de rater ta manœuvre au transpalette de
mal donner un simple coup de pelle
Dans A la ligne. Feuillets d'Usine (Editions de la Table ronde, 2019), Joseph Ponthus (1978-2021) relate son expérience d'intérimaire, d'abord au sein d'une conserverie de poissons, puis d'un abattoir. Il y décrit son quotidien dans une composition en prose, dépourvue de toute ponctuation ; un style qui reflète le rythme obsédant de la chaîne.