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Morts au travail : aux origines du collectif (2/3)

Par l’intermédiaire de Matthieu Lépine (auteur de L’Hécatombe invisible [Seuil], qui raconte ces vies fauchées sur son site Une Histoire populaire [https://matthieulepine.wordpress.com]), Fabienne Bérard (voir article précédent) entre en contact avec d’autres proches de victimes, et tout d’abord avec Caroline Dilly. Le fils de cette dernière, Benjamin, est décédé quatre jours avant Flavien. Il avait 23 ans, était couvreur à Chinon (Indre-et-Loire), et avait chuté de plus de 10 mètres de hauteur depuis une nacelle. Leurs histoires se ressemblaient, leurs besoins de faire bouger les consciences aussi. « J’avais été stupéfaite de découvrir qu’aucun média ne parlait de ces accidents mortels, ou alors, brièvement, dans les faits divers, poursuit Fabienne. Nous en étions abasourdis, car dans l’immense majorité des cas, il ne s’agit pas de fatalité, mais des conséquences des manquements à ses obligations de l’employeur : cadences forcées, économies réalisées sur les équipements (échafaudage, harnais), manque de formation des salariés, défauts d’entretien, etc. »

C’est pour mettre des visages sur des chiffres, des statistiques impersonnelles, les familles Bérard et Dilly sont à l’origine de la création du « Collectif Familles : Stop à la mort au travail », devenu association au printemps 2023. « Après la perte d’un enfant ou d’un proche, on est anéanti, démuni et en colère, explique Fabienne. Et, dans le même temps, nous sommes confrontés à des univers – celui de la justice, de l’inspection du travail, des enquêteurs de gendarmerie ou de police… – que l’on ne connaît pas, qui sont extrêmement chronophages et épuisants. »

La création du collectif, qui prend d’abord la forme d’un groupe WhatsApp et d’une page Facebook, vise à créer un réseau de solidarité entre les familles et à interpeller les responsables politiques et à médiatiser les drames. Le 4 mars 2023, le tout jeune « Collectif Familles : Stop à la mort au travail » effectue sa première action collective : une marche blanche devant le ministère du Travail. « Nous avions déjà été reçus une première fois par le cabinet d’Olivier Dussopt, qui avait, d’ailleurs, montré une véritable attention à nos demandes. Ce fut encore le cas après la marche, se souvient Fabienne. Et puis, à notre grande surprise, les médias étaient très nombreux. Ce sujet qui n’était jusqu’alors jamais abordé était, en fait, brûlant. Nous avons été débordés de demandes d’interviews. » Mobiliser l’opinion publique est l’un des principaux leviers d’action du collectif, confirme Véronique Millot, vice-présidente chargée de la communication du collectif.

Selon les membres du collectif, dans la plupart des cas, les accidents mortels s’expliquent par le non-respect des règles : machines mal entretenues, échafaudages mal (ou pas) montés pour gagner quelques heures et quelques euros, horaires de travail légaux dépassés… La plupart des victimes sont des hommes jeunes, peu expérimentés, qui, sans doute, cherchent à faire leurs preuves devant leurs collègues et chefs. Selon les services statistiques du ministère du Travail, ces accidents se produisent plus souvent dans les entreprises sous-traitantes et chez les intérimaires. Plus on est précaire, plus on est en danger.

Véronique Millot a elle aussi perdu son fils. Alban est décédé à Lieuron (Ille-et-Vilaine), le 10 mars 2021, le jour de ses 25 ans. Il est passé au travers d’une verrière en plastique du toit sur lequel il installait des panneaux photovoltaïques. Il a fait une chute de 5 m et est décédé sur le coup.

La gendarmerie a constaté qu’il n’y avait aucun élément de sécurité ni équipement de protection individuelle. Le jeune homme était aussi le chauffeur de son binôme et enchaînait la route et les chantiers dans la même journée.

La veille de son décès, sa journée avait commencé à 7h30 pour se terminer à 22h40. À l’issue d’un procès en appel, l’employeur a été condamné à 36 mois de prison, dont 24 avec sursis, 10 000 euros d’amende et 85 000 euros de dommages et intérêts. Une condamnation rare. Dans bien des cas, les peines sont mineures, symboliques, voire inexistantes. « Il existe même des peines d’amende avec sursis ! », s’étrangle Véronique Millot. Une enquête publiée sur Santé & Travail et Mediapart révélait récemment que sur 7 504 procès-verbaux dressés et transmis à la justice entre 2017 et 2024 par l’inspection du travail, moins d’un tiers avaient entraîné des poursuites pénales.

« La justice protège l’entreprise de peur de mettre en péril les autres emplois. Mais ce laxisme empêche de faire vraiment bouger les choses », se désole la mère de famille. Elle rappelle que des lois exigent déjà, bien sûr, que chaque salarié soit en sécurité sur son lieu de travail, mais ajoute que les textes seuls ne suffiront pas. « Il faut une pression de l’opinion publique et un changement de regard de la société. » La vice-présidente fait un parallèle avec l’évolution des mentalités à propos des féminicides et des viols. « Dans les années 80, une victime de viol se voyait souvent reprocher d’être à l’origine de son drame : elle était dans le mauvais quartier, vêtue de la mauvaise façon, avec eu des propos provocateurs, etc. Or, en cas d’accident mortel, certains reprochent au salarié d’avoir été imprudent, de n’avoir pas mis son harnais, etc. Mais c’est au patron de donner les moyens à ses salariés de travailler en sécurité et aussi de faire respecter les consignes ! Il est responsable. Un accident du travail n’a rien à voir avec la fatalité d’un accident de la route. »

(à suivre. Prochain article, lundi 7 avril : les premières victoires du collectif).

Olivier VAN CAEMERBEKE

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